Onésiphore Mokandra, doyen de l'île Sainte MarieContes et LégendesOnésiphore Mokandra, doyen de l'île Sainte Marie
de Madagascar

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Conte Lehilahy tena tendan-kanina
Conte*Souhaitez la mort de votre beau-frère
Conte ** Le mariage
 Conte *** Le crocodile et le sanglier
Conte****Kabary
Conte*****Un pêcheur devenu riche
Conte******3 contes Tanala - Koto
Conte******Sous le signe du zébu
Conte*******Lehilahy tena tendan-kanina

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Lehilahy tena tendan-kanina
Conte bilingue de Joseph Ramarozoky, Bibliothécaire à Antanifotsy, Madagascar
Merci à l'Inalco, Paris, pour la traduction
Fahiny elabe, hono, dia nisy lehilahy iray tena tendan-kanina tokoa.
Il y a très longtemps, dit-on, il y avait un homme qui avait vraiment un énorme appétit.
Maty vady izy io ary niara-nonina tamin’ny zanany vavitokana.
C’était un veuf qui vivait avec sa fille unique.
Taty aoriana, nony lasa nanambady ny zanany dia nitoetra irery izy ka dia nanaram-po nihinana sy nandany ny harin’izy mivady hatrizay.
Plus tard, quand sa fille partit se marier, il vécut seul et il mangea excessivement et gaspilla tout ce qu’il avait gagné avec sa femme.
Volana vitsivitsy dia fongana avokoa ny biby fiompiny satria saika isan’andro dia mamono foana izy.
En quelques mois, il ne resta plus rien du tout de son élevage d’animaux car presque tous les jours il en avait tué.
Noho ny tendany izay efa lasa toa zandrin-davaka dia namoron-kevitra izy fa hamangy matetika ny zanany any ampanambadiana hono sady manina ireo zafikeliny koa.
A cause de sa gourmandise, qui était dfevenue « le cadet d’un trou », il eut l’idée de rendre visite plus souvent à son enfant ans son ménage.
Anisan’ny nanana tao amin’ny vohitra nonenany moa ilay vinantolahiny ka isaky ny tonga ingahibe dia mamono akoho ho fanajana rafozana.
Son gendre faisait partie des plus riches de son village et chaque fois qu’un monsieur venait, on tuait un poulet par respect pour son beau-père.
Lany ny akoho dia mamono gana, lany ny gana dia ny gisa.
Quand il n’y eut plus de poulets, on tua les canards et quand il n’y eut plus de canards, ce fut le tour des oies.
Lany daholo ny akoho amam-borona dia efa nanandrana namono zana-kisoa ilay vinanto.
Toute la volaille  était mangée et le gendre commença à tuer les porcelets.
Tsy nanakana izany famonoana zana-kisoa izany ny rafozan-dahiny fa nibitaka anaty fa hihinana ny matsiro.
Son beau-père ne lui avait pas empêché de tuer les porcelets mais il sautait de joie intérieurement de manger ces mets délicieux.
Tsapan’ity vinanto-lahy anefa izany hafetsena sy toetra ratsy mambotry anaka nananan’ity rafozany ka dia novonjeny namidy avokoa ireo zana-kisoa nandritra ny fotoana tsy namangian-drafozany azy.
Cependant, le gendre avait compris la ruse et la méchanceté de son beau-père à vouloir nuire aux enfants et il profita de vendre les porcelets quand le beau-père ne vint pas leur rendre visite.
Tato aoriana dia tonga namangy toy ny fanaony indray ingahibe fa efa taman-komana.
Plus tard, Monsieur vint rendre visite comme c’était la coutume parce qu’il était déjà habitué à manger.
Mody niseho ho sahiran-tsaina ery ny vinantolahiny amin’ny famoronan-daoka.
Son gendre fit semblant de se soucier à chercher de quoi faire le repas.
- « Inona re rankizy, hoy izy, no hatao laoka ho an’i dadabenareo ?
- «  Qu’est-ce qu’on va préparer aux enfants, dit-il, pour le repas de votre grand-père ?
Efa lany daholo ity ny akoho aman-borona.
Poulets et volailles sont déjà tous mangés.
Ny zana-kisoa koa namidy nanefana ny saram-pianaranareo !
Les porcelets ont aussi été vendus pour votre écolage !
Ilay sarakely vao teraka tamin’ny iray volana angaho no ndeha hajedaka ka avia ampio aho hitazona azy fa tsy matiko samirery io. »
C’est le petit saraka (veau qu’on a séparé de sa mère) né il y a juste un mois qu’on va peut-être tuer. »
- « Ny ankizy ve anaka hahatazona azy, hoy ingahibe nitsatsaingona fa aoka izaho no hanampy anao. »
- « Les enfants ne pourront pas le tenir, mon enfant, dit le Monsieur qui lui coupe la parole, mais laisse-moi t’aider. »
- «  Andao ary » hoy ny vinantony sady norainsiny ny antsy.
-« Allons-y alors, dit son gendre et il prit le couteau.
Nony tonga tany alatrano dia nadabok’izy mianaka ilay omby kely.
Quand ils furent à l’extérieur, les deux firent tomber le veau.
Somokitra ery ingahibe mitazona ny tongotr’omby sy manindry ny kibon’ilay saraka amin’ny lohaliny.
Monsieur s’applique à tenir le petit du veau et à presser le ventre du saraka avec son genou.
Dia nodidian’ilay vinanto tamin’ny vohon’antsy ny tendan’ilay saraka.
Et le gendre coupa la gorge du saraka avec le dos du couteau.
Tsy naharitra ingahibe ka niteny hoe :
Le Monsieur ne le supporta pas et dit :
« Vohon’antsy ange anaka izany andidianao azy izany ! »
« Tu le coupes avec le dos du couteau mon enfant ! »
Nokapohin’ilay vinanto tamin’ny tanany havia ilay saraka sady hoy izy :
Le gendre frappa le saraka avec la main gauche et dit :
« Miarema, ny tendany efa ho lava ve no hamonoako ny sarako donga ? »
« Relève-toi, je ne tuerai quand même pas mon dodu saraka à cause de ta gourmandise »
Saika tsy nahita lalan-kaleha noho ny henatra, hono, ilay rafozana ka ny ampitso vao mangiran-dratsy dia lasa nitodi-doha nody fa milaza manana fotoana amin’olona hono.
Alors, à cause de la honte, le beau-père ne trouva plus le chemin du retour, dit-on, et le lendemain aux première lueurs de l’aube, il rentra sous prétexte qu’il avait rendez-vous .
Recueilli par MV en mars 2003 à Madagascar

 
 
 *Souhaitez la mort de votre beau-frère
Textes et commentaires extraits de Contes et Légendes de Madagascar, de Rabearison - Trano Printy, 1992.
- Toi, mon beau-frère, tu dois mourir. Je souhaite que la foudre tombe sur ta tête; que mille sagaies percent ton ventre et ta poitrine; que des caïmans te happent…
- Si je meurs, beau-frère, qui veillera sur ta sœur, qui élèvera tes neveux?
- Ça, beau-frère, ne t'en inquiète pas. Meurs vite, meurs dans les feux dévorants. Que les mouches viennent chanter sur ton cadavre. Quel bonheur, beau-frère, d'apprendre un jour qu'un taureau furieux se sera rué sur toi, que des cornes pointues t'auront percé le ventre, t'auront projeté dans l'air, t'auront dispersé les entrailles, que des sabots t'auront piétiné et réduit en morceaux!
Ainsi se termine cette plaisanterie. Les deux beaux-frères en ont ri à gorge déployée.
Au fond de tout cela il doit y avoir quelque chose, pensai-je. Une coutume a toujours son origine. Je suis allé donc consulter un vieux paysan, un vieux qui marchait déjà sur "trois pattes" - naturellement de ses deux pieds et de sa béquille. Je lui fis part de mes troubles et de l'incident dont je venais d'être le témoin.
- Grand-père, lui demandai-je, toi qui connais beaucoup de choses, qui as vu beaucoup de choses, peux-tu me dire pourquoi les beaux-frères se souhaitent la mort l'un l'autre?
- Ah! répondit le vieillard, c'est là une histoire que vous autres jeunes gens de cette génération, vous ne pouvez plus comprendre. J'avais dix ans à ce moment. On n'avait encore jamais entendu parler ni de Français ni des canons. Dans ce pays…
- Quel pays? interrompis-je machinalement.
- Ah! écoute seulement, reprit le vieillard attendri, écoute seulement.
Alors dans ce pays, notre roi vivait heureux avec sa reine si belle, avec sa fille si gentille. Les sujets, nombreux, chantaient chaque jour la louange de leur roi. La fille grandit et devait se marier. De nombreux prétendants - nobles et riches - se présentèrent, mais la fille, à qui son père et sa mère laissaient toute liberté de choix, répondait qu'elle ne tenait point aux conditions de fortune ou de rang social, mais qu'elle accepterait volontiers celui qui pourrait présenter ce qu'elle appelait "une chose que ne possède pas mon père".
Tous les devins des environs furent consultés par les jeunes gens en quête de cette "chose manquante" mais les imaginations les plus créatrices ne purent rien forger.
Dans un village voisin, une mère dont le mari venait de mourir, avait trois enfants âgés de vingt, dix-huit et seize ans. La famille n'était pas riche quoiqu'elle vécût bien. L'aîné dit:  "Nous allons chercher aventure." Le hasard est un bien précieux, mais difficile à avoir. Dans une famille unie, il n'y a pas de discussion. Les frères répondirent: "Allons!" Et la mère ajouta: "Allez-ynote, je serai heureuse de vous revoir un jour".
Les trois frères préparèrent une pirogue et s'en allèrent vers un pays inconnu que notre langue actuelle appelle "Outremer". Ils voyagèrent pendant trois mois et arrivèrent enfin dans un île habitée. Il y avait des colons dans cette îlenote. Les trois frères vendirent les poissons qu'ils avaient capturés pendant la traversée et se constituèrent ainsi une petite réserve d'argent. Trois mois passèrent. Ils décidèrent de retourner dans leur village car leur mère devait s'inquiéter de leur absence. Ils allaient acheter quelque chose. Ce serait le fandraramontsonanote symbolique, signe traditionnel de reconnaissance. Ils entrèrent dans une boutique où un Indien ne vendait que des miroirs de toutes les dimensions, des grands, des moyens, et des petits. Chose curieuse, les prix étaient les mêmes - 750 francsnote chacun. "C'est trop cher", insistèrent les trois garçons. L'Indien répondit: "les avantages que vous en retirerez vaudront 100000 francs".
- Que dites-vous? demandèrent encore les jeunes gens.
- Les avantages que vous en retirerez vaudront plus que 100 000 francsnote, car si un jour l'envie vous prend de contempler votre village, vous n'aurez plus qu'à regarder dans votre miroir et vous y apercevrez même ce qui est caché sous les roches.
Là dessus, l'Indien, pour faire une démonstration, dispose le miroir, et voilà toutes les scènes du village qui se déroulent sous les yeux étonnés des trois frères. La vente est conclue et c'est l'aîné qui paye le prix.
Les trois frères entrèrent dans un deuxième magasin, tenu cette fois par un Arabenote. Ils y trouvèrent des nattes en satrananote de toutes les dimensions, sans que le prix pût être débattu. "C'est un prix unique, déclara l'Arabe. N'hésitez pas, car les avantages que vous en retirerez vaudront plus de 5000 francs. Si vous voulez aller dans un pays éloigné, vous n'aurez qu'à étaler vos nattes, vous vous asseyez dessus, chacun tenant un bord et vous êtes transportés partout où vous vous dirigez."
La vente fut conclue et le frère de dix-huit ans paya le prix.
Ils entrèrent dans un troisième magasin tenu par un Somalien. Dans cette boutique, il n'y avait que de l'eau de Cologne. Chaque flacon valait 750 francs. Le Somalien déclara: "Si quelqu'un meurt, débouchez le flacon, appliquez l'ouverture contre son cœur et le défunt ressuscitera." Le cadet de seize ans paya le prix.
Après ces divers achats, les trois frères revinrent à la maison.
Un certain samedi, dans l'après-midi, l'aîné s'amusa à installer son miroir devant ses frères. Toutes les scènes du village natal et du palais royal se déroulèrent devant eux: une foule nombreuse et triste dans la cour; des femmes en pleurs; un corps étendu couvert de linceul; voici le roi contrit; voilà la reine affligée; les grands dignitaires s'affairent; la fille du roi était morte. Les trois frères le surent grâce au miroir que l'aîné avait acheté chez l'Indien. Il fallait partir. Ce fut la natte achetée chez l'Arabe par le frère de dix-huit ans qui servit de moyen de locomotion. Les trois garçons arrivèrent au village. Ils savaient maintenant que la fille du roi était morte. La seule héritière du trône. Le cadet dit: "puisque mon eau de Cologne peut sauver la fille du roi, pourquoi n'allons nous pas l'essayer?"
- Essayer quoi? s'exclama la mère.
- J'ai acheté de l'eau de Cologne qui peur ressusciter un mort, dit le cadet.
- Pas de plaisanterie, répondit la mère. Le roi est méchant. Nous avons déjà vu plusieurs prétentieux qui déclaraient avoir des talismans miraculeux, qui ont fait des essais sur la petite reine, qui ont échoué lamentablement et qui furent tous décapités séance tenante sur les ordres du roi. Quant à toi, mon fils, ajouta-t-elle, au nom de nos ancêtres, garde-toi de jamais risquer ta tête, la mienne et celle de tes deux frères.
- Non, répliqua le cadet, mon eau de Cologne réussira. Nous répondons de son succès, ajoutèrent les deux autres frères.

La mère prévint le roi. Les trois frères furent reçus et introduits dans la chambre mortuaire. L'eau de Cologne fit son effet, la défunte fut ranimée au grand étonnement de toute l'assistance. Le roi et la reine dansèrent. Ils voulurent récompenser les trois frères et la petite reine décida d'épouser celui qui l'avait sauvée. Mais qui l'avait sauvée? Les avis étaient partagés. Sans le miroir de l'aîné, le décès n'aurait pas été connu; c'est donc grâce à cet aîné que la fille du roi a été sauvée prétendirent un grand nombre de conseillers. Sans la natte du puîné, qui aurait conduit les sauveurs? Demandèrent les amis du frère de dix-huit ans. C'est l'eau de Cologne qui a ranimé la reine, soutinrent les partisans du "miracle final". Le roi ne sut plus que décider. Sept fois le conseil se réunit à huit clos.

Le vieillard interrompit son récit.
- Ah! continuez grand-père, continuez je vous en prie, j'insistais.
- Oh! répondit le vieillard, moi je ne fis pas partie du conseil. Les délibérations ont duré longtemps, plus de trois ans. Je sus par la suite que le roi maria sa fille à un jeune planteur du village voisin, lequel, semblait-il, apportait un tubercule de manioc. Ce tubercule rentrait dans la catégorie des "choses" que ne possédait pas le roi.
- Et qu'étaient devenus les trois frère? interrompis-je impatienté.
- Le roi les a adoptés, reprit le vieillard. Ils devinrent ainsi les frères de la fille, se partagèrent les biens de la couronne. En étaient-ils heureux? Je n'en sais rien. Toujours est-il qu'ils devinrent jaloux de leur beau-frère, car ils ne pouvaient épouser la nouvelle reine. Ils gardaient dans leur cœur contrit cette rage éternelle et ils souhaitaient la mort de leur beau-frère…
- Ah! je comprends maintenant, je comprends…

Le vieillard interrompit son récit, cligna de l'œil, me regarda fixement. Il reprit son bâton et, avant de me quitter, il tapa dans mes mains et me dit: "sache, jeune homme, que le miracle n'est pas dans l'aventure, il est dans le tubercule de manioc." Il ajouta: "as-tu ton champ?" - Non - "Non? Eh bien! tu auras beau injurier ton beau-frère, tu ne seras jamais l'époux de la reine."
Sur ce, il partit.

Pensif, je rejoignis mon village. Je plantais un hectare, deux hectares, trois hectares. Je transportais mes tubercules par charrette, par camion. J'achetais une maison, deux maisons. On dit que j'étais riche, que j'étais heureux. Je pris une petite reine, une reine de mon cœur et je disais toujours: "qu'ils périssent mes beaux-frères!note".
 

(1) Allez-y: à traduire dans le sens de "Indao ary é".
(2)Il y avait des colons dans cette île: il s'agit certainement de l'île de Nosy Be alors même que ce long parcours de trois mois sur mer laisserait croire à l'archipel des Comores.
(3) Fandraramontsona: c'est moins une marque de reconnaissance qu'un moyen d'apaisement ou de prévention de la colère. Après une absence non motivée du mari, celui-ci apporte quelques cadeaux à l'intention de sa femme (linge, eau de Cologne, chaussures, etc.) afin de se concilier ses faveurs. On sait que l'absence suspecte de l'époux détermine le bouderie de la femme, qui allonge ses lèvres en signe d'un profond mécontentement. Le mari doit prévenir ce fâcheux comportement par un fandraramontsona qui empêchera les lèvres de s'allonger.
Je reconnais que l'erreur du conteur est grave, mais j'ai reproduit fidèlement ce qui a été dit.
(4) 750 francs chacun: on fait certainement allusion ici à 25 journées de travail à 30 francs. Les prix uniques rappellent probablement l'uniformité du taux de salaire, sans distinguer la force des bras des travailleurs. Il n'était pas question du degré d'instruction car tout le monde était illettré.
(5) Plus que 100 000 francs: on comprend très bien que la scène ne s'était pas passée dans l'Androna, car l'unité monétaire aurait été en bœufs.
(6)Arabe: encore un fait qui prouve que l'histoire ne s'est pas passée dans l'Androna, car il aurait été question de Chinois ou de Hova. Il n'y a jamais eu de commerçants arabes dans l'Androna.
(7) Satrana: les nattes sont en feuilles de lataniers, ce qui montre que la scène s'est bien déroulée en pays Sakhalava.
(8) Qu'ils périssent mes beaux-frères: d'une façon générale, les Malgaches n'aiment pas le jeune homme instruit ou le riche qui veut rejeter la coutume des ancêtres.
 

  **Le mariage
Textes et commentaires extraits de Contes et Légendes de Madagascar, de Rabearison - Trano Printy, 1992.
Les vieux Tsimihety ne mariaient jamais leur fille à des étrangers. La raison? La voici.
Les Betsirebaka viennent du Sud. Ils n'aimaient pas que leurs morts soient laissés loin de Farafangana. Un vieux Betsirebaka s'installa dans l'Androna avec toute se famille. Ils étaient en tout dix personnes. Ils avaient planté beaucoup de riz, de manioc, de patates, de saonjo, de maïs. Ils avaient élevé beaucoup de bœufs. Les Betsirebaka enrichis n'ont qu'une idée: rejoindre Farafangana - "Da mimpodimpody koa ro". Un fils de notre Farafangana s'était marié avec une jeune Tsimihety. De cette union naquit un petit garçon. La famille Betsirebaka allait prendre le chemin de retour. La jeune mère conseillée par ses parents ne voulut pas accompagner son mari.
"C'est trop loin, dit-elle, je risque d'y laisser mes os!" Le jeune homme affolé se refusa de rejoindre le Sud sans être accompagné de sa femme. Et conseils, démarches, sollicitations, menaces se multiplièrent. Les jours passèrent. Le garçon ne voulut pas partir. La brouille s'installa entre les deux familles. Cependant, la jeune femme devenait chaque jour plus belle et chaque jour, l'amour que lui portait son mari augmentait. Il lui était impossible de partir, la passion l'en empêchait. Pourtant, la famille Betsirebaka allait prendre un décision irrévocable: il fallait rentrer à tout prix et personne ne devait rester, ainsi le voulaient les ancêtres.
On décida donc de trancher la tête du jeune récalcitrant. Ainsi, son corps resterait chez son beau-père, tandis que sa tête serait mise dans une soubique et transportée à Farafangananote. On aiguisa le couteau, on arrêta le jeune amoureux. Il supplia, rien à faire. Il pleura, pas de pitié. La mort est dure et décourage tout le monde, même les amoureux.
"Je vais suivre mon père", déclara le jeune Betsirebaka. On le laissa en liberté et il rejoignit Farafangana avec ses parents.
Sa femme mourut de tristesse.

Depuis ce temps, les Tsimihety admettent difficilement les mariages de leurs enfants avec des étrangers.
 

note: sa tête serait mise dans une soubique et transportée à Farafangana: les Betsiberaka sont fort exigeants pour le retour des cendres. Toutefois, il n'est jamais dans leurs intentions de provoquer la mort d'un individu indiscipliné. D'autre part, la coutume prévoit le transfert de tous les restes mortels qu'on pourrait retrouver, donc le transfert des os de la tête alors que les autres ossements restent ailleurs ne se justifierait jamais devant les ancêtres.
 

 ***Le crocodile et le sanglier
Textes et commentaires extraits de Contes et Légendes de Madagascar, de Rabearison - Trano Printy, 1992.
Ils se rencontrèrent par hasard, et par hasard ils se parlèrent en amis.
- Bonjour crocodile, lança le sanglier.
- Bonjour sanglier, répondit le crocodile.
"Les deux géantsnote se rencontrent, se dirent les petits oiseaux, allons-nous en plus loin. Les deux géants se saluent, se dirent les caméléons, la paix est donc conclue, approchons-nous sans crainte."
- Bonjour crocodile, salua encore une fois le sanglier.
Le saurien cligna de l'œil puis il dit: "Mon ami, avec ta tête si basse, peux-tu vraiment tuer tes voisins? Les vois-tu bien?"
- Moi? répondit le sanglier, je baisse la tête car je pense toujours. J'ai l'air de fermer les yeux car j'épie chaque chose. Mais toi qui rampes tout le temps, que penses-tu vraiment faire?
- Qui n'a pas rampé dans sa vie? répondit le crocodile. Le plus grand capitaine est celui qui sait ramper le plus. Il faut toujours craindre celui qui rampe.
Et pendant que les deux amis vantaient leurs exploits respectifs, le crocodile s'approcha doucement en rampant, tandis que le sanglier, tout en ne paraissant rien voir, épiait d'un œil malin. Le crocodile sauta tout d'un coup et brisa les reins du sanglier. Le sanglier fut si rapide à envoyer ses défenses qu'il fit sauter les intestins du crocodile.
Les deux géants moururent en même temps.

Voilà ce qui arriva, et voilà ce qui devait arriver, chantèrent les oiseaux.
Fuyons, leurs cadavres feront encore du mal, clama le caméléon apeuré.
 

note les deux géants: les Tsimihety croient que les crocodiles et les sangliers sont les êtres les plus puissants du monde. Cela se comprend car à Madagascar, nous n'avons ni lion, ni éléphant, ni panthère. D'autre part, les requins ne sont connus que que par les habitants qui sont au bord de la mer. Quant aux tsingala et aux foko, ils sont trop petits pour être pris en considération. Il en est de même du fanivilona et du halavato. Le varatra est un être d'essence spéciale, mal définie, se rapprochant beaucoup de la divinité.

 ****Kabary
Textes et commentaires extraits de Contes et Légendes de Madagascar, de Rabearison - Trano Printy, 1992.
Le maître de maison doit prononcer ce mot de courtoisie "kabary" toutes les fois qu'il reçoit un visiteur.
Ce dernier répondra: "tsy misy kabary".
kabary veut dire exactement: "Quel est le but de votre visite?"
La réponse, "tsy misy kabary" affirme que la seule intention du nouveau venu est de rendre visite.
L'origine de cette coutume est vague. Voici une version que nombre de Tsimihety ont admise.
Autrefois, dit-on, l'homme - animal pensant - et les animaux - hommes sans savoir - étaient traités sur le même pied d'égalité par Zanahary Ambonynote. Un jour pourtant, Dieu descendit sur terre et proclama la supériorité de l'homme sur les autres créatures. Puis Dieu remonta au ciel.
une semaine plus tard, un cochon mourut, cela sembla normal. Un mois après une grenouille creva, personne ne s'en étonna. Une oie perdit son oison; une vache son veau; un sanglier son marcassin. On ne s'en émut pas. Mais une femme mourut aussi et ce fut la confusion. Comment se fait-il, se demandèrent les hommes, que nous, qui sommes élevés à la dignité la plus haute, nous qui sommes si supérieurs à tout ce qu'inventa Dieu, nous devions aussi mourir, comme de vulgaires animaux?
Ce ne pouvait être qu'une erreur. Il fallait retrouver Dieu pour recevoir de nouvelles instructions. On dépêcha donc auprès du Seigneur le grand coureur Kabary.
- Que veux-tu? lui demanda Zanahary Ambony dès qu'il entra dans le céleste palais.
- La mort, que vous avez inventée, ne fait aucune distinction entre les animaux, nos subordonnés, et nous, leurs supérieurs, que vous venez d'élever au plus haut rang, répondit-il.
- Bon, dit Zanahary Ambony, voici le remède.
Il remit une feuille à Kabary. Kabary sortit du palais et s'en retourna au village. Sur le chemin du retour, il vit un arbre assez gros et assez haut. Il le contourna, et pour des raisons que la légende ne précise pas, il se transforma en droviky. Le droviky est cet oiseau de peu d'intelligence qui n'ose voler haut dans le ciel qu'à la nuit tombée. Les droviky ont un cri interprété par les jeunes Tsimihety comme "tsy hitako" - c'est-à-dire "je n'ai rien trouvé". Kabary, transformé en droviky poussa ce cri. La mor continua à frapper les hommes et Kabary ne revint plus.
La confusion fut grande. Il fallait donc aller en masse implorer le Seigneur. Trente hommes furent délégués pour demander la faveur divine.
Ils arrivèrent et Dieu leur déclara: "J'ai remis la feuille miraculeuse à votre envoyé Kabary."
Les hommes retournèrent donc sur terre et se séparèrent à la recherche de Kabary. Les uns s'en allèrent vers le Sud, les autres vers le Nord; il y en a qui se dirigèrent vers l'Ouest et d'autres vers l'Est.

La séparation est devenue éternelle et la mort continue à frapper les hommes.

Un patriarche Tsimihety eut en songe ces recommandations:
"Tâche de pouvoir interpréter le sens du cri des droviky et tes hommes seront sauvés."
En attendant l'heure de la délivrance, ménageons les drovoky car Kabary hante leur esprit.
Quant à vous vénérables Hova de Tananarive, n'oubliez jamais ces mots d'espérance "kabary, tompoko" toutes les fois que quelqu'un entre chez vous.
 

note Zanahary Ambony: cela veut dire "Dieu d'en haut". Les Tsimitehy sont polythéistes.
Le Zanahary Antany régnerait sur la terre et le Zanahary Ambony régnerait au ciel.
 
 

 *****Un pêcheur devenu riche
Textes et commentaires extraits de Contes et Légendes de Madagascar, de Rabearison - Trano Printy, 1992.
Il était une fois un pêcheur qui n'avait pas d'argent et qui devait aller pêcher tous les jours pour nourrir sa famille. Il ne possédait en tout et pour tout que sa ligne et sa pirogue. Dès les premiers croassements de grenouille il était déjà en pleine mer et il ne rentrait que tard dans la nuit. Il mangeait au bord de la mer, presque toujours du manioc, et très rarement du riz qu'il préparait lui-même.
Au fond, tout au fond de la mer, vivait un peuple nombreux dont le roi était puissant. La fille du roi tomba malade et les devins, consultés, recommandèrent d'aller chercher des miettes de riz.
Les peuples du fond de la mer ne mangent pas de riz. C'était donc des recherches difficiles que les devins imposaient. Malgré tout, les esclaves s'attachèrent à la mission. Ils remontèrent à la surface de l'eau et sur la berge, ils trouvèrent des morceaux de grains de riz que le pêcheur venait de jeter après son repas. Ils ramassèrent deux grains et revinrent au palais royal. Les devins opérèrent et quatre jours après la petite reine était rétablie.
Alors, dans le palais, ce fut une joie que l'imagination humaine ne peut concevoir. Tout le monde dansa. La joie du roi se propage vite, il ne fut pas une famille qui, à la nouvelle de cette miraculeuse guérison, ne tua un poulet pour son bonheur: la destinée des poulets est de mourir dès l'instant que l'homme éprouve de la joie.
Le roi ordonna à un esclave d'aller chercher le pêcheur-sauveur pour recevoir sa récompense. Autre difficulté. Le pêcheur était un homme de la terre, habitué aux misères, aux privations, dont le trop grand bonheur étonnerait. Malgré tout, il fallait le rechercher et le ramener: le roi tenait à lui remettre un cadeau de sa propre main. L'esclave repartit donc. Il aperçut l'appât et l'hameçon, le saisit et le pêcheur tira, espérant attraper un gros poisson. L'esclave n'opposa pas de résistance et il parvint à la surface de l'eau.
"Ne t'inquiète pas" dit-il au pêcheur, "je viens ici pour t'apporter une bonne nouvelle: le roi veut te récompenser car les miettes de riz que tu as jetées au bord de l'eau et que j'ai ramassées ont pu guérir sa fille malade. Pour marquer sa gratitude, il souhaite te connaître et te remettre quelque chose de sa main."
"Non, répliqua le pêcheur, je ne suis pas du peuple sous-marin et votre vie d'en-bas ne me dit rien. Non je ne peux pas te suivre. Dis-le à ton roi."
L'esclave n'hésita pas: il renversa la pirogue, tira le pêcheur par la main et l'entraîna au fond de l'eau avec une telle rapidité que l'esprit ne peut l'apprécier exactement.
Dans le fond, quand l'inquiétude de notre pêcheur se fut un peu dissipée, il demanda où on l'emmenait exactement, qu'est-ce qu'il allait recevoir, que devait-il répondre et surtout, quand il devait revenir sur sa terre. L'esclave rassura le pêcheur: il allait recevoir des récompenses du roi, il reviendra sur terre dès qu'il aurait vu le palais, la famille royale et reçu son cadeau.
"Oui, dit le pêcheur."
"Seulement, ajouta l'esclave, je te recommande une chose: tâche que le roi ne te remette pas de l'argent mais plutôt qu'il te donne le pouvoir d'interpréter la voix de toutes les créatures de Dieu."
"Oui, dit le pêcheur."
"Attention, ajouta l'esclave, que tu ne dises à personne ton secret."
"Oui, dit le pêcheur."
Ils arrivèrent. Dès que le pêcheur fut présenté au roi - qui fut le plus étonné ? C'était le roi qui voyait pour la première fois un homme, un être qui a deux yeux comme lui, deux oreilles, une bouche avec une dentition en double rangée, un nez avec deux trous, un menton: bref, une physionomie identique à la sienne. Seulement, ce qui diffère un peu, c'est la démarche: l'homme de la terre est plus droit, celui du "très fond marin" a une position un peu inclinée avec un balancement de main plus marquée.
Le roi offrit de l'argent en quantité appréciable. Le pêcheur refusa, prétextant que ce serait une malhonnêteté de sa part de se faire payer pour un si petit service.
Alors le roi demanda s'il serait désireux d'aller vivre avec les êtres et les choses en connaissant tous les langages. Le pêcheur trouva l'offre acceptable et se déclara satisfait de ce don, qu'il qualifia de miraculeux.
Puis il repartit vers son village. Sur le chemin du retour, fatigué, il s'arrêta pour se reposer à l'ombre fraîche d'un manguier. Des corbeaux nichaient dans le feuillage et se parlaient entre eux dans "le langage d'oiseaux voleurs de maïs". Le voyageur qui comprenait ce qui se disait fit le mort, espérant pouvoir écouter plus longtemps le parler nouveau. Il se coucha sur le dos, ronfla et montra un peu les dents.
Un des corbeaux dit à son voisin: ""Quel dormeur!"
L'autre répondit: "Je connais celui-ci, c'est l'Antendrovolo, l'espèce poilue de tête, la plus maligne des créations de Dieu."
"Malgré tout, il dort profondément", répondit le premier.
"Il faut toujours se méfier de lui", recommanda l'autre.
"Je descendrai pour mieux le voir."
"Prends garde!"
"Tu vois, je touche son ventre, il ne bouge point."
"Attention, c'est un Antendrovolo, l'espèce à tête poilue!"
"Attends, je vais gratter son oeil..." et avant qu'il n'ait agi, l'homme le saisit brusquement.
Pris par le faux dormeur, le corbeau dit à son voisin: "C'est vraiment un malin, mais je sais aussi que ce petit animal aime drôlement l'argent. Je vais lui révéler l'argent qui est caché au pied du tamarinier, au nord de son village. J'étudierai son langage et quand il m'aura compris, il me lâchera car je lui aurai procuré une fortune immense."
Sur ce, l'homme sourit et le lâcha. Le corbeau se sauva à tire d'ailes et dit dans son langage: "Il ne me surprendra plus ce nigaud!"
L'homme monta au village. Il ne dit rien à sa femme.
Le lendemain, il vint au pied du tamarinier, y trouva sept cruches pleines d'argent, retira trois pièces de cinq francs qu'il remit à sa femme. Trois pièces de cinq francs, cela représente au moins la valeur de quatre mois de pêche - c'est donc une fortune immense que les pêcheurs n'ont pas toujours l'habitude de manipuler. Mais ces trois pièces ne représentaient même pas la centième partie du contenu d'une cruche, la plus petite des sept.

Notre pêcheur eut donc une destinée faite de bonheur: riche en argent, capable de connaître les paroles de toutes les créations de Dieu et d'être en compagnie d'une femme de son goût.
 
 

 ******3 contes Tanala (résumés)
Extrait de l'article de P. Beaujard "Religion et société à Madagascar"
dans L'étranger intime - Université de la Réunion, 1995.
Koto-le-poseur-de-pièges (le chasseur d'oiseaux et la princesse du ciel)
Haï par sa famille, Koto, fils puîné d'un roi, se réfugie dans la forêt, où il survit en piégeant des oiseaux. Dans une clairière au milieu de la forêt profonde, ou au bord d'un lac, l'un de ses pièges capture une femme qui brille comme le soleil, une "princesse du ciel" - andriambavilanitra, fille de Zanahary, "Dieu d'en haut". Elle accepte le pariage, s'il jure de ne jamais boire du rhum. La nuit venue, la fille de Dieu surgit avec ses serviteurs: l'abri d'herbes de Koto devient une "grande maison" (tranobe) au milieu d'un immense village.
Jaloux, les deux frères aînés du héros viennent le visiter, apportant du rhum. Ils enivrent leur cadet qui révèle l'origine de son épouse. Dans la nuit, princesse et village disparaissent.
Koto erre dans la forêt. A la croisée de huit chemins, il trouve une vieille femme, Konantitra, dont il coupe les chassies énormes avec un bambou. Elle lui révèle la route semée d'épreuves qui monte vers le village de Dieu. Au sommet d'une montée harassante, un squelette frappe Koto d'un coup de bâton, sans qu'il s'y oppose. La grosse anguille d'une mare demande à être grillée avec du sel, Koto ne répond pas. Il traverse sans hésiter un lac d'eau profonde empli de crocodiles. Ils ne manifeste aucun effroi lorsqu'un serpent s'enroule autour de son corps. Près du village céleste, il se laisse attaquer par un taureau furieux, un coq d'argent puis les chiens de Zanahary. Dans la maison divine, il refuse de toucher aux objets en or. Grâce à un moustique, il reconnaît son épouse d'entre trois femmes semblables. Dieu lui accorde de revenir sur terre avec sa fille. Celle-ci se fait offrir une poule qu'elle laisse picorer du paddy. Grâce à ce stratagème, le riz (que Dieu refusait de donner aux jeunes gens) arrive sur terre.
Partis à leur tour vers le village de Dieu, les frères aînés de Koto transgressent tous les interdits. Pour les punir, Dieu les transforme en chiens. Telle serait l'origine de la royauté, du riz et des parias antevolo.

Koto-le-tireur
Parti chasser les oiseaux, un roi s'enfonce dans la forêt. Sur une pierre plate au milieu d'une clairière, il aperçoit deux femmes assises qui chantent: des esprits de la forêt. Il capture la cadette, Rasorova (belle dame oiselle horova). Elle devient sa femme après qu'il eut promis de ne jamais rappeler son origine.
Rasorova accouche d'un garçon. Comme l'enfant pleure, elle prétend ne pas savoir le bercer. Mais lorsque les gens du village sont partis aux champs elle chante une étrange berceuse qui évoque son origine "animale" (biby - qui peut désigner animal, bête-génie ou esprit de la nature). Restée dans la maison, la mère du roi entend le chant et prévient son fils. Rasorova abandonne alors l'enfant entre les bras de son père, elle revêt de vieilles nattes et s'enfuit, remontant un cours d'eau dans la forêt. Le bébé dans les bras, Koto la poursuit. Rasorova arrive dans la grotte où habitent sa mère et ses soeurs, bientôt suivie par Koto. Elles lui arrachent l'enfant et se le lancent, chantant et dansant. La mère de Rasorova enjoint à sa fille de retourner avec son enfant et son époux dans le monde des humains auquel elle appartient désormais. "Mais si l'enfant tombe malade, dit-elle, appelle-nous, nous le soignerons [par des plantes]."

Koto-le-pêcheur
Un pauvre pêcheur, Koto, est la risée du village. Un jour, il attrappe dans un trou d'eau profonde (antara) une princesse des eaux (andriambavirano). Elle accepte de l'épouser s'il respecte l'interdit du rhum, et s'il ne l'appelle pas "fille du sel". Durant la nuit, la hutte du pêcheur se transforme en une belle maison. Avec l'ondine, zébus et richesses contenues dans des caisses sortent de l'eau. Koto devient l'homme le plus riche du village.
L'ondine met au monde trois enfants, un garçon et deux filles. A l'occasion d'une circoncision, le roi du village, jaloux, fait boire de force le héros. Ivre, il révèle l'origine de son épouse. L'ondine regagne le monde des eaux. A l'issue d'une épreuve imposée aux enfants (dévorer des bananes sous l'eau), les filles suivent leur mère; le garçon, qui n'a pu terminer les bananes, demeure avec son père sur la terre. Ce dernier redevient pêcheur et pauvre.
 

*******Sous le signe du zébu

de Louis SUMSKI - extrait de L’express de Madagascar – le 10-10-2003
Il faisait lourd; le soleil s'en allait comme une orage aplatie. Autour de lui, l'horizon se teignait de violet, strié de rouge. La Croix du Sud clignotait déjà à la faucille de la lune et la nuit s'étendait insidieusement, posant ses mains sombres sur le village. Les cases étaient silencieuses et, sous un vaste kily (1), étaient assemblés de nombreux notables. Adossé au tronc de l'arbre géant, un jeune bouvier pinçait lentement l'unique corde du bambou dont il s'était fait une viole. Dans le calme du soir, du primitif instrument émanait un son grêle et doux. Parmi les hommes s'étaient glissées quelques femmes; dans les visages brillants de graisse, les yeux, par intermittence, se cachaient sous les longs cils huilés, et sur les poitrines serrées dans des lambas (2) sans couleur, les mains, maladroitement, se joignaient.
Tout le village s'était groupé autour de deux jeunes gens; Volana et Lelahy, et d'un vieillard à la tête blanchie, sec comme un os, le regard fixe et qui parlait à mi-voix, très vite, puis très lentement. La main droite de ce vieil homme se posait tour à tour sur le chef des deux adolescents, debout, immobiles, quasi-nus.
Nés dans le même village, Volana et Lelahy étaient de clans différents mais ils avaient grandi devant la même marmite de manioc, s'étaient partagés les mêmes poissons séchés, les ruches dénichées sur les baobabs, avaient poursuivi ensemble derrière leurs aînés, les troupeaux de zébu; raflés dans les parcs mal gardés.
La petite Ralisa, parente du vieux Chef de village, avait eu droit à leurs menus larcins, à la sobika (3), de mangues qu'ils lui apportaient, et tous trois étaient inséparables. Ralisa était encor très jeune; pourtant, sous son lamba, saillaient déjà ses petits seins qui accrochaient le regard; sa taille droite, habituée au portage des calebasses d'eau, sobika d epaddy, lours fagots de bois, avait une souple ondulation; sa croupe se devinait ferme. Mais ce fruit plein de promesses était encore trop vert. Mi-femme mi-enfant, Volana et Lelahy ne voyaient en elle qu'une camarade de jeux.
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(1)- Kily : tamarinier.
(2)- Lamba : étoffe dont se drapent les Malgaches.
(3)- Sobika : panier.

Ce soir-là les deux garçons témoignaient d'une solennité qui ne leur était point coutumière : ils savaient qu'un rite étrange, puissant, allait les unis, faire de leurs deux êtres, deux frères, deux frères de sang.
Le vieillard souffla sur un tas de braises rougeoyantes, y jeta des brindilles de bois noir qui flambèrent , crépitèrent, firent, dans la forêt, vaciller les ombres des arbres.
Le ronronnement de la mer toute proche parvenait jusqu'au village en un murmure discret. Déjà, en l'honneur de Volana et Lelahy, les membres de leurs deux clans commençaient de sceller leur alliance en se passant et repassant dans de vieilles boîtes de lait concentré, le rhum qu'ils avaient apporté de la ville.
Du fond du village monta un bref beuglement. On venait d'abattre un zébu pour le découper en d'énormes quartiers. Au même instant, brandissant d'une main tremblante un long couteau pointu, le villard vers qui tous les regards étaient tendus, fit une en aille dans la poitrine de Volana; un liquide épais, presque noir, perla. Saisi à la nuque par le sorcier, Lelahy inclina la tête et ses lèvres aspirèrent le sang de son ami béat. Le vieillard les sépara. Tranquillement alors, il incisa le sein de Lelahy, collant la bouche de Volana sur la coupure fraîche. Et Volana but avidement le breuvage pourpre que lui offrait la chair meurtrie.
La scène n'avait duré que quelques minutes dans un silence momentané durant lequel les grillons eux-mêmes semblaient avoir fait trêve. Pressant tour à tour les blessures des deux jeunes gens dans une vieille boîte de lait qui sentait encore le rhum et contenait une eau jaunâtre où surnageaient des feuilles putrescentes et de minuscules racines odorantes, l'homme fit alors couler un peu des deux sangs. Puis il plongea sa main "sacrée" dans le mélange, le brassa en marmonnant des paroles inintelligibles, le divisa en deux parts égales. Au moment où Volana et Lelahy commencèrent à boire lentement leurs sangs mêlés, les femmes entonnèrent une complante monotone tandis que les hommes se prirent à imiter le cri des makis. Des feux s'allumèrent, les marmites de fonte furent emplies de viande et, en attendant la cuisson, les deux jeunes gens devenus frères de sang, allaient de l'un à l'autre, buvant avec chacun, émus et fiers de leur nouvelle parenté.
Ralisa eut le droit de danser seule autour du feu du rite, puis des deux jeunes hommes. Bientôt les battements de mains qui rythmaient sa danse s'accélérèrent, tournèrent à la frénésie. Le grondement des tambours tendus de peaux de veaux couvrit toutes les rumeurs. Une à une, les jeunes filles entrèrent dans la chanse qui devint saccadée, expressive. Le regard luisant, les hommes se levèrent, saisissant leurs sagaies, entourant les femmes en une ronde hurlante.
Le sorcier s'énivrait lentement, les lèvres collées à sa boîte demi-pleine. Lelahy, Volana se tortillaient, gesticulaient plus que les autres et le tumulte ne prit fin qu'avec la dernière dame-jeanne vidée, la dernière marmite raclée, le dernier feu éteint.
Lorsque le soleil émergea des cactus aux fleurs jaunes, les nattes déroulées sur le sable semblaient jonchées de cadavres.
*
* *
En rentrant au crépuscule du champ de manioc qu'à l'aide de leurs légères angady (1) ils avaient désherbé, Volana et Lelahy, comme bien d'autres, furent interpellés par le chef de village.
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(1)- Angady : bêche.

De sa main rugueuse, le vieil homme brandissait des imprimés que le vent froissait sans vergogne.
C'étaient des convocations pour le conseil de révision qui allait avoir lieu dans le district voicin. Les deux frères de sang étaient d'âge à s'y présenter. Ils plièrent le bout de papier qui leur fut remis et s'en allèrent vers la case de Ralisa qui avait préparé ce soir là un gros morceau de sanglier. Tous deux causèrent comme de grands enfants, insouciants du lendemain; puisqu'il ne faisait aucun doute qu'ils reviendraient, ils n'avaient nul motif de s'attrister. Bientôt leurs regards devinrent trop brillants et Ralisa s'avisa que ces regards la devêtaient avidement sous son lamba coloré de fleurs rouges. Ses longs cils voilèrent les lueurs troubles de ses yeux.
A l'aube, Volana et Lelahy partirent avec un salaka neuf, un peu de riz, de la viande séchée et leur hachette.
"Bonne chance et revenez vite !"
Ralisa agitait sa main fine et dure; ils se retournèrent, lui rendant son salut de leurs chapeaux tressés en cônes, puis disparurent entre les tamariniers et les sakoas, derrière une colline, sur la piste sablonneuse qui a tendait leurs pas de bons marcheurs. Lorsqu'ils débouchèrent sur la place du chef-lieu du district, une foule bruyante y grouillait comme en un jour de foire. Le tirage touchait à sa fin. Les filles de la ville restaient terrées dans leurs cases, tant on voyait de jeunes mâles trop ardents déambuler dans les ruelles.
Volana et Lelahy ne connurent point le même sort devant la boîte aux hasards. Lelahy pouvait rejoindre aussitôt son village; Volana devait revêtir l'uniforme dès qu'il serait convoqué.
Ce soir-là les boutiquiers chinois et les tenanciers des petits hôtels malgaches furent tout surpris d'avoir autre chose à vendre que leur éternel café, et sur leurs nattes glissantes, les quelques filles que rien n'effarouchait, eurent du succès toute la nuit.
Les deux amis étaient déjà repartis vers leur village, songeant à Ralisa qui devait les attendre. Quand ils arrivèrent, luisants de sueur, tout le monde faisait la sieste sous le grand kily ou dans les paillotes ouvertes.
Ils se dirigèrent aussitôt vers la case de la jeune fille où ils la découvrirent dévêtue, son lamba roulé sur le ventre, ses petits seins gonflés comme deux mangues naissantes. Elle aussi faisait la sieste, bien à l'aide en sa gracieuse nudité. Ils n'osèrent l'éveiller et allèrent se préparer une marmite de manioc, n'ayant mangé depuis la veille que quelques fruits acides de sakoas cueillis au bord des chemins.
Volana, sur les conseils de sa famille, s'engagea dans la garde indigène. On eût pu croire que Lelahy, qui pendant ce temps passait ses journées en pirogue, pêchant des méduses, de jeunes requins et parfois rien que des mousses, en profiterait pour prendre quelques avantages sur son frère auprès de Ralisa. Il n'en fut rien; au cours des palabres que présidait le vieux chef de village, devant des boîtes pleine de toaka gasy (1) fraîchement distillé, salutaire aux plus loquaces, il fut décidé que Ralisa attendrait le retour de Volana pour désigner celui des deux frères qu'elle prendrait pour époux.
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(1)- Toaka gasy : rhum clandestin

Lelahy s'engagea, durant cette époque, à aller travailler au loin, soit dans la forêt, soit sur des concessions. Bref, que chacun gagnât sa vie pendant quelque temps. Cette décision fut cruelle à Ralisa. D'être éloignée de ses deux amis à la fois, même provisoirement, la laissa désemparée. Après leur départ elle pleura longuement; puis elle reprit son labeur quotidien, pila le riz sans ardeur, indifférente, alla chercher de l'eau à la rivière. Elle se baignait dans l'onde claire, y frottant doucement son corps ferme, beau fruit sombre qui devait attendre. Auparavant, elle ne songeait point à faire son choix entre ses deux amis, tant elle était accoutumée à ne pas les séparer dans son affection. Ce qu'aujourd'hui elle comprenait enfin, c'est que tous trois avaient atteint l'âge de vivre à deux.
*
* *
Volana apprenait le maniement du fusil et avait souvent la nostalgie de son village. Sa garnison était lointaine.
Lelahy, lui, ne put mieux faire que de suivre quelques-uns de ses aînés qui disparaissaient durant des mois entiers. Il mena la vie captivante des voleurs de bœufs, avec ses risques, ses joies, les folles cavalcades que provoquaient les poursuites.
Volana désirait se faire un joli pécule avec sa solde de militaire, puis rentrer au village.
Lelahy ne ménageait pas ses efforts pour "se monter" un troupeau conséquent, "légalisé" à la faveur des obscurs méandres de l'administration locale. Ce sereait alors le glorieux retour au village avec une fortune dont nul ne se hasarderait à soupçonner l'origine.
Et Ralisa n'aurait plus qu'à dire oui à l'un ou l'autre. Quoi de plus honorable que d'être la femme d'un ex-garde ! Quoi de plus exaltant que d'avoir pour époux un ancien voleur de bœufs !
Décidément, Ralisa n'aurait pas le choix facile.
Un vieux marchand de bœufs venant des plateaux s'arrêta un soir au village. C'était un gaillard encore solide habitué à parcourir la brousse en tous sens. Il s'installa dans la case de passage tandis que ses bouviers, accomplissant les corvées quotidiennes, puisaient de l'eau, ramassaient du bois, hachaient des racines de manioc dans une marmite de fonte, déroulaient des rubans de viande séchée.
Le Chef du village, à qui il voulait acheter quelques têtes de bétail ne put lui en proposer aucune, une longue sécheresse ayant décimé ses troupeaux. Déçu et ayant à couvrir une longue étape avant de rejoindre le prochain quartier, le marchand décida de coucher sur place. Pour ce, selon l'habitude de la région et la sienne propre, il demanda au vieux chef de lui donner une femme pour la nuit.
En cet instant Ralisa pasait devant eux, une calebasse sur la tête et, en cette pose, la finesse de son galbe, le charme de son port n'en étaient que plus apparents.
"La belle fille, s'exclama le marchand, je ne souhaiterais rien de plus !"
Le vieux Chef de village sourit. "Demande-le lui pour voir".
Se piquant au jeu, le marchand héla Ralisa : "Eh, mignonne ! viens donc me voir ce soir dans ma case".
Rieuse, se détournant à peine, la jeune fille répondait sur le même ton: "S'il n'en était déjà deux à mes trousses, peut-être regarderais-je le troisième".
Le marchand se fit expliquer la répartie par le vieux notable. Alors, il parut triste, enclin aux confidences :
"Voilà à peine trois mois que j'ai perdu mon épouse. Elle n'était guère plus âgée que cette jolie fille et elle m'a laissé un enfant. Il me faudrait une autre femme, une vraie, aussi gentille que celle que j'ai perdue".
Comme s'il se fut parlé à lui-même, le Chef du village ajouta : "Si elle n'avait eu le cœur deux fois pris, celle qui vient de passer là aurait bien fait ton affaire".
Volana effectuait ses premières sorties, qui consistaient à faire la chasse aux voleurs de bœufs. Une forte patrouille fut désignée pour ratisser un vaste secteur, particulièrement exploité par les malfaiteurs. Ceux-ci bénéficiaient de la saison pluvieuse, les traces de leurs passages, le piétinement des zébus, s'effaçant avec les ondées quotidiennes. La tâche du poursuivant était fort ardue. Par cent, deux cents, trois cents têtes, les bœufs disparaissaient des riches pâturages. De grosses primes échauffaient le zèle des gardes, pressés de prendre enfin contact avec la puissante bande qui, se jouant d'eux, réussissait des vols de plus en plus audacieux.
Les rivières étaient en crue, des torrents de limon fuyaient vers la mer; la forêt, souvent épineuse et devenue marécage, ne gardait plus la trace d'aucun sentier; des groupes joyeux de perroquets gris saluaient les gardes de leurs cris moqueurs, en un bruyant concert, les makis suivaient, sautant follement d'arbre en arbre, faisant tomber de petites averses de ramures gorgées d'eau, sur le dos des malheureux chasseurs d'hommes, éternellement trempés.
Enfin parurent des indices : de la bouse fraîche ça et là. La colonne avait-elle rencontré une piste sérieuse ? On continua; les fusils étaient insupportables aux épaules ou aux mains, parmi les buissons bas, épineux, les trous spongieux d'où l'on ressortait avec de la boue jusqu'au ventre. Bientôt, des piétinements très apparents cette fois, donnèrent un regain d'ardeur à tous ces hommes épuisés par plusieurs semaines de vaines poursuites dans une brousse hostile.
Brume ou lointaine fumée ? Tout le monde stoppa. C'était bien un filet de fumée bleuâtre qui montait là-bas au-dessus des arbres et, pour confirmer les espoirs, c'étaient aussi de longs beuglements, a sourdis par la distance, qui parvenaient aux oreilles des poursuivants. Tous s'égaillèrent en un vaste demi-cercle avec la consigne de tirer sur le premier voleur qu'ils rencontreraient sans sommation.
La bande était lasse; elle était, cette fois, sérieusement pourchassée depuis plusieurs jours et il était impossible de faire progresser rapidement les zébus dans une vaste forêt de cactus et de jujubiers. Atteindre la rivière en crue devait être le salut; chacun, en s'agrippant à la queue d'un bœuf, gagnerait facilement la berge opposée, alors que les gardes empêtrés de leurs armes risqueraient en franchissant le cours d'eau d'être emportés par la violence du courant. Les voleurs s'étaient arrêtés dans une étroite clairière envahie de hautes herbes, regroupant leur bétail, le laissant souffler car ils allaient avoir besoin de la force des bêtes pour traverser la rivière. Le bruit sourd des eaux que maintenant ils percevaient distinctement leur rendait tout leur courage.
Un coup de feu claqua. L'homme posté à la garde des zébus s'écroula sous la génisse à laquelle il était adossé. Tous saisirent leurs sagaies, se précipitant vers les arbres les plus proches. Ils ne fuyaient pas, ce que crurent les gardes se lançant à leurs trousses. De derrière les baobabs ventrus, les sagaies sifflèrent, se glissant entre les omoplates des premiers assaillants. Puis les balles crépitèrent, fracassant des branches, culbutant les plus mal abrités.
Et ce fut la mêlée, où il n'y eut plus de camps adverses; les coups de feu partant de tous côtés, semant la mort au hasard. Mais bientôt les sagaies se firent rares et il n'y en avait point de rechange. La fuite devint pressante pour les voleurs s'ils ne voulaient être à merci. Courant, s'arrachant des lambeaux de chair aux points aiguës des cactus, Lelahy trébucha contre ce qu'il crut être un tronc mort. Se relevant, il fut saisi d'horreur : Volana gisait au pied d'un jujubier, une sagaie dans le dos.
Non ! c'était une hallucination, un cauchemar. Comment Volana se serait-il trouvé là ? Lelahy ne savait pas que des détachements de gardes pouvaient être appelés de fort loin pour participer à de telles opérations. Gémissant, il s'agenouilla auprès de son frère. De lourdes larmes, lourdes comme celles du ciel en un jour d'orage, coulèrent sur la boue qui tachait son visage.
Les yeux de Volana avaient encore une lueur de vie. Lelahy tentat de retirer doucement la sagaie de la plaie du moribond. Des gardes surgirent. Furieux, n'ayant pu se saisir d'aucun voleur, ils prirent Lelahy en flagrant délit de meurtre, sagaie à la main.
Volana, péniblement, tendit les bras vers son frère. Il voulut parler; un flot de sang jaillit de sa bouche et ses lèvres demeurèrent entrouvertes pour l'éternité.
Les conjonctures désignaient Lelahy comme le meurtrier et le fait même qu'il ait été surpris une main sur la sagaie, en un geste suprême de fraternité, constituerait une charge de plus pour l'accusation.
Hébété, le jeune homme hurla : "Je te vengerai, mon frère !" Paroles incompréhensibles pour les gardes, qui, rudement, le malmenèrent.
Littéralement assommé, il eut les mains liées derrière le dos, les pied attachés avec une corde de raphia qui lui laissait tout juste la possibilité de marcher.
Revenu à lui, le jeune homme écumait. Pourquoi Volana se trouvait-il dans cette patrouille ? Lequel des voleurs l'avait sagayé ? Il le sagayerait à son tour; il l'avait promis à son frère de sang. Promesse sacrée.
Il ne songeait nullement à son état actuel de prisonnier, de meurtrier. Les gardes étaient hargneux : trois morts et quatre blessés chez eux, cinq morts chez les voleurs, un seul prisonnier, et comme butin un troupeau mal en point qui les embarrassait. Toutes les rancœurs retombaient sur Lelahy. Il fut constamment brutalisé et eût sans nul doute été égorgé, s'il n'eût fallu le livrer à la justice moins sommaire du Fanjakana.
Bientôt on atteignit la rivière. Deux gardes qui avaient été envoyés en reconnaissance, revinrent avec plusieurs pirogues destinées à évacuer rapidement les cadavres des gardes tués. La plus grande partie de la patrouille reprit, avec le troupeau, le chemin de la forêt.
Les pirogues ne pouvaient être surchargées. Allait-on libérer partiellement Lelahy ? Ligoté, il serait aussi encombrant qu'un des cadavres. Riant et gesticulant, les gardes prirent un troisième parti. Ils attachèrent une souple liane au cou du prisonnier, le jetèrent à l'eau, pieds et mains liés, et le remorquèrent ainsi, la tête émergeant seule de la rivière bourbeuse.
Le piroguier, debout, aidé par le courant, poussait rapidement sa nacelle, quand, soudain, un choc violent faillit le renverser et faire chavirer la frêle embarcation. La liane qui retenait Lelahy venait de se rompre. Le piroguier n'eut que le temps d'entrevoir une queue puissance battant la surface de l'eau pour se fondre tout aussitôt en une longue traînée de bulles mousseuses.
*
**
Revenu au village, le corps de Volana fut lavé, enroulé dans un vaste lamba blanc, déposé sur une civière rudimentaire en palissandre. Devant la case des parents on dressa, en les joignant par un toit fait de légers branchages, deux palissadres en feuilles de raphia et de bananier.
De dessus les lattes, sous le toit des cases, on extirpa les plus grosses marmites et le Chef du village fit une large distribution de riz blanc. Près des feux qui s'allumaient et crépitaient en une indécente gaîté, deux charrettes déchargèrent leur manioc séché. Un énorme bœuf à la bosse bien grasse et plusieurs chèvres furent prestement immolés et dépecés.
Muettes, sans mouvement, les femmes et les jeunes filles restaient assises sur leurs talons autour de la civière; les hommes s'affairaient, découpant avec adresse les viandes chaudes. Sous les marmites pleines, les vieilles ne cessaient d'empiler les brindilles de bois.
Puis vint une file de porteurs de dames-jeannes remplies de vin et de rhum.
Quand le soleil eût caressé le village de ses premiers rayons, on but d'abord le "toaka gasy" des cannes fermentées et le lait aigrelet des raphias. Les chants, sur une nose gaie, montèrent autour du mort, puis, subitement, la civière fut saisie par quatre femmes suivies de toutes les autres, criant et battant des mains. Elles commencèrent par faire le tour du village, se relayant au portage du défunt. Les hommes se tenaient derrière les porteuses leur tendant des boîtes pleines de rhum qu'elles buvaient d'un seul trait, et plus elles buvaient, plus elles criaiet, tressautaient, faisant dangereusement osciller le cadavre au-dessus de leurs têtes. Celles qui ne portaient pas se roulaient dans le sable et se relevaient avec agilité, tournant sans arrêt autour de chaque case.
Adieu du mort à tout le village avant son grand départ. Suantes, haletantes, les femmes poursuivaient leur ronde macabre, ne cherchant point à harmoniser leurs voix discordantes, ressassant inlassablement la même complainte aiguë.
Les plus faibles battaient encore des mains, à l'instant où elles roulaient à terre de fatigue et d'ivresse. Quand il ne resta plus que quelques porteuses harassées, le mort fut reconduit devant sa case. Les hommes prirent leurs légers tambours tendus de peaux fraîches, et, interminables, obsédants, le même refrain, la même cadence assourdirent le village. Plusieurs récipients, vides d'alcool, gisaient, dédaignés; des viandes, il ne restait plus que les os; les charretes de manioc s'étaient évanouies. La nuit venait, solennelle, comme si elle eut porté seule, le deuil de Volana. Les femmes, apaisées, repues, firent cercle à nouveau autour du brancard et tandis qu'un unique tam-tam résonnait encore, elles se prirent à gémir, pleurer, grimaçantes, les cheveux en désordre.
Les hommes achevaient le vin et le rhum, s'essayant à demeurer debout en dépit de l'alcool qui rétrécissait leurs yeux clignotants. Un seul feu éclairait encore l'assemblée, faisant miroiter les sagaies fichées dans le sable, les gros coliers de perles multicolores qui pendaient au cou des jeunes filles, les bracelets d'argent cliquetant à leurs poignets.
De temps à autre, les vieilles, boules chiffonnées tassées dans les coins d'ombre, ricanaient, imitant les cris des chiens fous, ce qui incitait les autres femmes à accélérer la cadence de leurs lugubres plaintes.
Un coq chanta; les femmes s'écartèrent, les hommes hissèrent la civière sur leurs épaules nues. En un silence absolu, dans la nuit encore épaisse, tout le village s'achemina derrière le cadavre et, par un sentier sinueux, déboucha de la forêt d'épines sur la mer sereine. Parvenus en un lieu où, face à l'ocan, au bout de perches grossièrement équarries, des cornes de zébus pointaient vers le ciel leurs fines arêtes, le corps fut descendu au fond d'un trou creusé dans le sable blanc. On fixa au poteau mortuaire une paire de cornes nouvelles puis de grosses pierres furent amoncelées sur la tombe, lentement recouverte.
Les enfants s'endormirent sur la place. Presque seuls, les parents demeurèrent près du tas de cailloux. Les autres reprirent le chemin du village. Quand le soleil eût balayé les dernières ombres de la nuit, le vent qui se levait avec lui eut tôt fait de chasser des abords de la tombe, ceux qui songeaient encore à s'y attarder.
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On s'était fort étonné de l'asbsence de Lelahy aux funérailles de Volana et nul n'avait su où atteindre le jeune homme pour l'aviser du trépas de son frère.
Ralisa avait longuement pleuré la mort de son mari. Maintenant, et bien qu'elle n'eût osé se l'avouer, une secrète bouffée de bonheur lui montait au cœur. Volana eût été certes pour elle, le meilleur époux, mais aujourd'hui elle n'avait plus à choisir. Quand Lelahy reviendrait de la forêt, sa vie inquiète de jeune fille se changerait enfin en celle d'une femme épanouie. Et chaque fois que les chiens aboyaient à l'entrée du village, elle épiait anxieuse, l'arrivée du nouveau venu : toujours un passant, jamais Lelahy.
Une nuit, tandis que les éclairs lacéraient les nuages, que zigzaguaient d'insupportables moustiques, qu'une chaleur étouffante étreignait hommes et bêtes, Ralisa était allongée sur sa natte, entièrement nue, attendant la caresse d'une brise, regardant venir du ciel les premières gouttes bienfaisantes.
Soudain elle vit une ombre se dessiner devant sa case. Poussant un cri, elle mit ses mains sur sa poitrine, se recroquevilla dans un coin, prête à appeler du secours.
"Ralisa, je suis un ami de Lelahy".
Elle oublia qu'elle était nue, se précipita vers l'inconnu, le fit entrer de force.
"Où est Lelahy ? Pourquoi ne vient-il pas ?"
"Si tu l'aimes, va à la rivière, là-bas, vers l'ouest et pleure, Ralisa; la rivière n'a point voulu qu'il vînt te retrouver".
Elle éclata en sanglos. Quand elle sortit la tête de ses mains, l'homme avait disparu.
Ce ne fut que beaucoup plus tard qu'on sue la triste fin de Lelahy. Ralisa était inconsolable. Elle devint une fille seule, puis, "la fille qui n'est pas mariée", la fille sans homme, celle qui s'étiole sans rémission.
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Au soir d'un long jour, le vieux et solide marchand de bœufs qui était passé par le village, il y avait plus de deux ans, y vint une seconde fois. Entre deux âpres discussions sur le prix du bétail qu'il désirait acheter, il eut tôt fait d'apprendre la mort des frères de sang, la détresse de Ralisa.
Le lendemain, par un curieux hasard, alors qu'il se trouvait en compagnie du chef de village, Ralisa vers la même heure qu'à son premier séjour, passa devant eux, une calebasse sur la tête. Elle fit un signe amical à son vieux parent et s'éloigna sans s'attarder davantage.
Le marchand l'avait contemplée, interdit, devinant que le visage aminci de la jeune fille trahissait sa souffrance intérieure. Et le vieux chef, lui, avait regardé son compagnon fixement.
Comme se parlant à lui-même, il dit tout haut :
"Maintenant, pourquoi pas ?"
Les deux hommes s'étaient compris. Le marchand ne s'était point décidé à se remarier. Avait-il eu comme un pressentiment de ce qui se passerait un jour dans le village de Ralisa ? Comme il n'ignorait point la parenté existant entre la jeune fille et le Chef du village, il pria celui-ci de bien vouloir faire pour lui la première démarche.
Dans la matinée du lendemain tous trois se trouvèrent réunis dans la case du vieux chef.
D'une voix douce, sans recourir à aucun préambule, le marchand déclara :
"Je ne suis pas de ton pays Ralisa, mais nous sommes tous deux de la Grande Ile. Viens là-bas, jusqu'en ma demeure. Peut-être t'y plairas-tu, peut-être ne feras-tu qu'y passer. Moi, jusqu'au dernier lever du soleil qui ouvrira mes paupières, je souhaiterai t'y contempler sur ma couche".
Regardant le chef du vilage qui taillait une baguette de bambou pour se donner une contenance, la jeune fille répondit : "Puisque le chef l'a conseillé, je te suivrai; si je puis refaire ton bonheur, mon cœur doit aussi savoir se rouvrir, comme la fleur du manguier quand revient le printemps".
Le vieux chef acquiesça.
Deux jours plus tard Ralisa faisait ses adieux au village et, tandis qu'il la regardait partir, son vieux parent qui était aussi son second père, se demanda pourquoi ses yeux, tout à coup, se brouillaient : "Bah ! j'irai voir le sorcier, il y trouvera bien un remède...".
Le marchand avait rassemblé un important troupeau que ses bouviers poussaient devant eux, au long des chemins, Ralisa suivait, tantôt à pied tantôt dans une petite charrette fraîchement repeinte, ornée de leurs et d'étoiles aux couleurs éclatantes. Quand il ne surveillait pas ses bouviers, le marchand cheminait à ses côtés, lui offrant le bras quand il la devinait fatiguée ou montant dans la charrette auprès d'elle.
Le soir, après qu'on eût laissé cuire et prendre au fond des marmites le riz qu'on avalait sans hâte, une grande bâche était étendue sur la charrette, la recouvrant comme une tente. Ralisa couchait sur des nattes dans ce gîte improvisé. Le marchand venait l'y retrouver, gardait longtemps sa main dans la sienne, la aisait, puis, sagement se retirait.
Qu'attendait-il pour consommer leur union ? La présence de ses bouviers, la promiscuité qu'elle engendrait étaient-elles pour lui autant de contraintes ? Bientôt Ralisa lui sut gré de la délicatesse dont témoignait une telle retenue, car elle perçut que ce serait seulement à leur arrivée à Tananarive, lors du premier lever de soleil qui éclairerait leur chambre, qu'il lui donnerait, sur les lèvres, son premier baiser, qu'il retrouverait pleinement avec elle le chemin d'un bonheur évanoui.
Ayant gravi les contreforts des hauts-plateaux, hommes et bêtes pénétraient maintenant dans les vastes plaines bosselées.
A mesure qu'ils approchaient de Tananarive, il leur fallait emprunter des voies plus passagères, parfois même des routes goudronnées. Alors, en un bruit assourdissant de klaxons rageurs, les files de voitures tentaient de s'infiltrer dans la masse compacte des zébus. Ralisa s'amusait à ce spetacle qu'elle n'eût jamais imaginé.
Lorsque, au faîte de la capitale Hova, le Palais de la Reine apparut pour la première fois à ses yeux étonnés, elle était désormais acquise à son nouveau destin, sachant que, seuls, les dieux obscurs de ses ancêtres l'avaient ainsi fixé.